Enquête d’Alter Presse, dont Enfants-Soleil est partenaire.
Les camps. Logements provisoires et problèmes.
Dans le cadre du partenariat médiatique « Ayiti Kale Je », dont AlterPresse fait partie
P-au-P., 8 mars 2012 [Ayiti Kale Je / AlterPresse]--- Les 534 maisonnettes, dotées chacune d’une galerie et d’un jardin, ont un air de normalité qui plaît au premier coup d’œil à Tabarre Issa, un camp de la plaine du Cul-de-sac où ont été relogées autant de familles déplacées de la Vallée de Bourdon suite au tremblement de terre de 2010.
Si ceux qui n’ont pu profiter des pimpantes maisonnettes – aménagées pour $ 5 000 US l’unité – par l’organisation humanitaire irlandaise Concern Worldwide, les jalousent, là n’est pas vraiment le problème.
Photo Alter Presse. Les petites maisons de Tabarre Issa.
Le hic, c’est que les centaines de toilettes écologiques – une par « abri transitoire » – installées pour faciliter la vie des bénéficiaires n’ont à peu près jamais servi. Pire. Ces derniers les arrachent et installent à leur place des toilettes à chasse d’eau pour lesquelles ils creusent de simples fosses qui peuvent polluer irrémédiablement la nappe phréatique.
Photo Alter-Presse : Les toilettes communiquent avec la nappe phréatique très proche.
Il y aurait peu à redire si le phénomène était cantonné à des zones peu peuplées. Mais les résidents de Tabarre-Issa creusent, sans souci des règles les plus élémentaires de salubrité, des fosses dans la même zone aquifère où s’approvisionnent les dizaines de camions qui ravitaillent quotidiennement en eau la capitale haïtienne.
Photo Alter-Presse : Des toilettes reconverties en... cuisine.
Leur rejet de la toilette écologique UDT (« Urinary Diversion Toilet » en anglais) [1], utilisée déjà sur trois continents et qui sépare l’urine de la matière fécale afin de conserver l’eau et de produire du compost, n’est pas sans conséquences sérieuses sur l’environnement. Les excrétas humains qui pourraient contenir des germes de choléra et d’autres agents pathogènes risquent en effet d’être disséminés dans la nappe phréatique la plus importante d’Haïti, avec des conséquences sanitaires potentiellement incalculables.
À elle seule, Sherline Aldorange a dépensé 2 750 gourdes ($ 68.75 US) pour l’achat d’une toilette à chasse d’eau usagée. La simple pensée d’avoir à utiliser à nouveau la toilette écologique la révulse. « Non ! Je ne suis pas habituée à ce genre de choses ! Non ! Ce n’est pas possible ! », lance-t-elle, dégoûtée.
« Ces toilettes propagent mouches, cafards et odeurs nauséabondes, fulmine de son côté Jean Auguste Petit-frère, le président du comité du camp de Tabarre-Issa. Elles nuisent à la santé. On ne peut plus respirer dans les maisonnettes ! »
Ils ne sont pas les seuls à tempêter ainsi. Une enquête menée par le partenariat Ayiti Kale Je (AKJ) auprès de 50 familles du camp de Tabarre Issa – soit environ 20% des familles — révèle que la totalité des interviewés se plaignent de ce que les toilettes écologiques sont sources d’odeurs nauséabondes, de cafards et d’agents polluants.
Pas étonnant, donc, que 98% des interviewés n’utilisent plus les toilettes dont était pourtant si fière l’organisation irlandaise. En fait, 90% des familles interviewées confirment s’être débarrassées de leur toilette écologique et d’avoir installé leur propre toilette à chasse d’eau.
Derrière la révolte des toilettes
Mais pourquoi tant de méfiance, voire cette révolte, contre un système qui a fait ses preuves et qui est utilisé un peu partout dans le monde ?
D’accord, les toilettes écologiques sont une nouveauté en Haïti et demandent d’entretien. Mais il est vrai aussi que les bénéficiaires avaient d’autres habitudes et que ces toilettes, bien qu’écologiques, demandaient un travail que bien peu d’entre eux étaient prêts à faire.
« Une fois les récipients remplis d’excréments, les usagers devaient les transporter dans une cave construite par Concern à proximité de la maison d’un riverain », explique Jean Auguste Petit-frère. « Ce dernier est intervenu auprès des autorités municipales pour interdire aux gens de déverser les fèces à côté de son domicile ».
Maryse François, formatrice pour Concern, avait pour tâche d’expliquer aux résidents les procédures à suivre pour utiliser les toilettes écologiques. Elle dit n’être jamais parvenue à se familiariser avec le système. « J’étais un agent de formation pour Concern et je n’arrivais pourtant pas à m’adapter à cette latrine. Pour une personne qui n’a pas suivi la formation, c’était encore pire ! »
Elle ajoute, amère : « Personne ne s’adapte à ce système et n’utilise ces toilettes au camp. C’est un gaspillage ».
Certains considèrent que ces toilettes nouveau genre représentent carrément une menace pour leur santé. « Les agents pathogènes, les cafards, les odeurs puantes, on n’en peut plus », se plaint Jeannette Georges, une mère de cinq enfants qui vivait autrefois à Vallée de Bourdon
À Concern Worldwide – une organisation qui a travaillé en Haiti dans plusieurs domaines avant le tremblement de terre – on fait le dos rond, persuadé que les UDT étaient la seule option. Les habitants avaient demandé une toilette pour chaque maisonnette, au lieu des toilettes communes.
« Il n’est pas possible d’installer une toilette à chasse d’eau dans un abri transitoire », précise Nick Winn, le responsable qui a supervisé la construction des maisonnettes et l’installation des UDT. « Il faut de l’eau, il faut mettre une doublure dans la fosse… et le coût ! »
« S’il avait fallu installer le système d’adduction d’eau nécessaire, il aurait été impossible de négocier avec un bailleur de fonds », ajoute Jean Frenel Thom, assistant directeur Programme chez Concern. Au lieu de $ 5 000 US, chaque maison aurait coûté au moins $ 7 500 US d’après Thom.
Et, de tout façon, dit M. Winn, « l’UDT qui a été installée à Tabarre-Issa est 100 % sanitaire ».
Cent pour cent sanitaire, peut-être, mais zéro % au chapitre de la participation citoyenne.
C’est justement là que le bât blesse, l’ONG irlandaise ayant négligé d’impliquer la population dans le choix du nouveau système de toilettes écologiques. Pas étonnant que l’enquête d’AKJ ait révélé que 100% des 50 familles interviewées affirment n’avoir jamais été consultées sur les toilettes imposées par Concern.
Peu de participation, beaucoup de déploration
Pourtant, ce ne sont pas les études qui manquent. Réalisées par des organisations comme les agences d’assistance internationale et l’UNICEF, toutes insistent sur le fait que les toilettes UDT doivent être culturellement acceptées par les bénéficiaires et que les communautés doivent se voir proposer une large gamme de technologies appropriées afin de choisir en fonction de leurs préférences, besoins et priorités.
« Les facteurs les plus importants pour l’acceptation d’un système écologique sont les attitudes traditionnelles et les tabous liés à la défécation et aux excrétas humains, dit une étude réalisée en 1998 par l’Agence suédoise internationale pour le développement (SIDA). Ce qui signifie que les freins culturels peuvent entraver l’alternative à l’utilisation des latrines écologiques si les usagers ne sont pas impliqués dans le choix du système ».
« Ces toilettes nous été imposées, assure Diana Paul, un ressortissant de Vallée de Bourdon qui vivait de la vente de charbon de bois avant le tremblement de terre. On ne nous a pas demandé notre avis. Nous avons pourtant dit aux formateurs que nous ne voulions pas de ce modèle ! » Concern Worldwide ne dément pas les allégations des usagers de Tabarre-Issa mais réprouve le fait que les déplacés arrachent les toilettes écologiques.
« Ils prennent leur propre décision de remplacer le système qui a été installé dans les abris. Est-ce là encore le rôle de Concern de l’interdire ? On replace carrément, déplore Thom. On ne fait que quitter dans ce cas là. [sic] Parce que, officiellement on ne gère plus le camp ».
Winn s’inquiete : « Si vous mettez de l’eau dans une fosse, il ne prendra pas beaucoup de temps à le remplir ».
Chose certaine, SOIL (Sustainable Organic Integrated Livelihoods où Subsistance intégrée durable et organique, en français), une organisation étatsunienne oeuvrant dans le domaine des sanitaires écologiques, était au courant des dangers et a averti Concern.
Au cours de rencontres et d’échanges de courriels, SOIL a maintes fois prévenu Concern des complexités inhérentes au projet, d’après la directrice.
« Nous avons suggéré à Concern de faire une expérience pilote afin de voir l’appréciation des bénéficiaires avant de se lancer dans une grande échelle, confirme Sasha Kramer, mais les usagers avaient déjà investi les maisonnettes. »
En fait, c’est seulement quand Concern a compris qu’il ne lui restait plus que trois semaines pour finaliser l’installation des toilettes qu’elle a sollicité l’aide de SOIL. Cette dernière lui a répondu qu’il était impossible de sensibiliser les bénéficiaires pendant seulement 21 jours. « Concern nous a demandé si nous pouvions travailler avec lui, précise Kramer. Nous avons dit non mais étant donné qu’il recevait du financement, Concern Worldwide a avancé avec le projet. »
À Concern Worldwide, on est moins affirmatif. « J’étais au courant que Concern travaillait avec SOIL à Tabarre mais il y a certaines choses qui ont bloqué le processus », laisse tomber Winn, sans expliquer davantage. Cependant, il reconnaît que beaucoup des résidents de Tabarre Issa n’utilisent pas les toilettes UDT.
« Disons que l’utilisation n’est pas ce que nous avions souhaité », admet-il.
Son collègue Thom ajoute, « Certes, on est conscient qu’il y a ce problème, on le reconnait ici à Concern… Comme des humains on a commis des erreurs… Mais on ne peut pas considérer Tabarre Issa comme un échec ».
Et, avec les 534 maisonnettes et jardins, il n’est pas un « échec ». Cependant, dans un autre camp, Concern travaille autrement.
Problèmes de reconstruction. Un exemple à Tabarre Issa.
Dans cette zone située à l’entrée de la plaine du Cul de sac, une petite ville a été construite par une association irlandaise, en matériaux légers. "Abris transitoires" qui dureront jusqu’à ce qu’ils soient dégradés par les intempéries et le manque d’entretien...combien de temps, on ne le sait pas. Le problème que soulève le journaliste dans l’article ci-dessous n’est pas le seul, pour ces villages provisoires destinés à durer.
Notre avis est qu’il faut construire en dur, selon les besoins de chaque famille.Mais ce n’est pas possible à grande échelle, et l’urgence est toujours là pour reloger les dizaines de milliers d’habitants qui ont tout perdu et survivent depuis trois ans déjà dans des camps de plus en plus invivables.